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Drôle d'histoire, par Marie de Benoit
Mon premier propriétaire s'appelait Henri Schtré. C'était un homme d'une extrême douceur. Il avait un doigté magique qui me faisait frissonner à chaque fois qu'il m'effleurait. Son regard était précis, net! Il ne se trompait jamais. Il plaçait mon aiguille à la bonne place, à tous les coups, comme s'il avait fait cela toute sa vie. Il faut dire qu'Henri était un personnage d'expérience, déjà dans la fleur de l'âge lorsqu'il m'a acheté ; ou devrais-je dire adopter.

C'était dans les années 1930, environ 8 mois après ma création, qu'il me découvrit. J'avais été conçu dans un petit village de montagne suisse. Bien sûr, j'étais prédestiné à la vente. Durant les 8 premiers mois de mon existence, j'étais donc installé sur un établi dans un petit magasin pittoresque du coin. Plein de gens ont hésité à m'acheter. Mais je coûtais un peu trop cher à leur goût. Ce que je pouvais m'ennuyer là-bas. Seul sur cet établi sans personne pour me faire jouer.


Puis un jour, Henri ouvrit la porte du magasin. Là, ce fût le coup de foudre. J'ai tout fait pour qu'il m'emmène avec lui. Il discutait avec le responsable de la boutique sur mon prix. Pendant ce temps, je lui faisais de l'œil, jouais de mon charme pour qu'il craque. Le vendeur lui a finalement fait un prix, une réduction de cent francs. Alors Henri m'a emmené avec lui. J'étais un peu vexé quand même à cause de la réduction de prix. Franchement, je valais bien la somme initiale, même plus je pense. Mais Henri m'a fait oublier cela car il était si parfait avec moi…

C'était le vrai bonheur. Il m'avait déposé dans le salon, bien en vue de tous ceux qui venaient lui rendre visite. Tous les soirs, il me faisait jouer. C'était fantastique. Puis, lorsqu'il y avait des fêtes, comme Noël ou des anniversaires, je passais la journée à jouer. Et j'observais toutes ces personnes joyeuses, souriantes grâce au son que je produisais. Ce furent les plus beaux instants de ma vie.

Mais un jour, Henri eut un malaise. Il s'en remit assez rapidement, mais quelque chose avait changé. Il aimait toujours mes sons et je voyais que ça l'apaisait mais il devenait chaque jour un peu plus faible. Je donnais le maximum de moi-même pour qu'il ne me lâche pas, qu'il continue de me faire jouer… mais ce qui devait arriver, arriva. Il mourut. C'était un cancer de la prostate.

Après cet événement marquant, j'étais seul dans l'appartement. Plus personne ne s'occupait de moi. Il me manquait tellement mon Henri.

Puis un jour, le neveu d'Henri, Paul Schtré, vint pour débarrasser les lieux. Il me prit et me mit dans un grenier. Comme si je ne servais à rien! Au milieu de la poussière et des araignées. C'était affolant! Je n'avais jamais connu un endroit aussi sale et puant! J'y suis resté une bonne vingtaine d'années. Là, je me suis passablement affaibli, abîmé. Oui, car Paul venait régulièrement rajouter des objets dans son grenier et les lançait les uns par-dessus les autres. Un jour, je me suis même ramassé une paire de chaussures! J'ai bien cru que ma fin arrivait. Une expérience terrifiante. La mort semblait si près de moi.

Puis, par chance ; chance pour moi ; Paul mourut. Ses enfants sont venus pour ranger le grenier. Ils ont décidé de faire une immense brocante avec tout ce qu'il y avait d'inutiles. Et oui, je faisais partie de ces "choses" inutiles…

Alors un matin de l'année 1994, je me suis retrouvé sur un trottoir avec plein d'autres objets. Il y avait une lampe, très sympa et chaleureuse et aussi, un livre, hyper instruit, et des couverts en argent, limite arrogants. Ce n'est pas facile de se faire des amis quand on est un objet… Un homme, un passionné de son et de gramophone, était venu, à tout hasard, se promener dans cette brocante "juste pour voir" qu'il avait dit à sa femme!

Il me vit, me regarda, tendit sa main pour me toucher. Je sentis une vague d'émotion l'envahir. Sa décision était prise, je deviendrais sien! Le transport jusqu'à chez lui fut mouvementé. Il me mit dans une grosse voiture avec des tas d'autres objets qu'il avait trouvés à la brocante. Au début, avant d'arriver chez lui, je pensais qu'il vivait dans un musée… mais non, cet homme, Pascal de son prénom, vivait dans un douillet appartement proche du lac. Il avait une pièce spéciale rien que pour ces gramophones. Oh, quelle joie! Des êtres semblables à moi… pour la première fois de ma vie, je vis d'autres gramophones. Un vrai bonheur. Il m'installa dans cette pièce avec eux.

Depuis, j'y suis toujours et je suis comblé. J'ai plein de copains. La nuit, en cachette, on se raconte des histoires drôles. On essaie d'être discret, que personne ne nous entende… on rigole bien. De temps en temps, Pascal nous fait jouer et essaie de nous réparer. Oui, parce qu'on est vieux… On a tous eu de drôle de vie. Mon histoire est encore assez joyeuse par rapport à certains de mes congénères. Je vous raconterai peut-être leurs vies une autre fois… Si l'occasion se présente à moi.

Si je vous raconte tout cela, c'est afin que vous n'oubliiez pas que même les objets ont une âme, des sentiments. S'il vous plaît, ne nous mettez pas n'importe où, ça peut nous faire du mal…

Et si un jour ou l'autre, vous ne savez pas quoi faire de votre vieux gramophone, donnez-le à Pascal!




Une histoire créée spécialement pour Pascal Frioud, fan de gramophone par Marie de Benoit le 12.09.07…
en savoir plus sur l'art de Marie: http://www.compagniefraisebleue.ch/

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